mercredi 27 février 2013

En réalité, tu rêves !

On m’a parfois reproché, de par mes lectures science-fictionnesques ou mon penchant pour les salles obscures, de ne pas avoir « les pieds sur terre ». Chose que j’admettais alors, plus par désir de me plier au regard des autres que par conviction intime. Aujourd’hui, si javoue que certaines rêveries parasitent parfois mon rapport au réel (cela a quelque chose à voir avec la théorie des patates submentionnée), je refuse un diagnostic si simpliste. Déjà, je trouve amusant dutiliser une métaphore – outil de déformation de la réalité par excellence – pour critiquer un caractère rêveur. J’ai les pieds bien sur terre, merci, je ne rampe pas, je ne vole pas, et je ne marche pas sur les mains. Par ailleurs, ce sont souvent les mêmes qui ont une vision restreinte de la réalité, au point de se fabriquer des œillères qui les coupent progressivement de celle des autres – ce qui peut réserver des surprises. Mais cela, je ne les en blâmerais pas. Car c’est bien normal : la réalité n’existe pas.

Je veux dire, chacun a sa propre perception du monde, et la communication directe de cerveau à cerveau n’ayant pas encore été inventée, il est impossible de connaître complètement, et encore moins comprendre, la vision qu’une autre personne se fait de l’existence. Il y a quelques jours, un collègue me faisait part de sa théorie des cercles d’amitié, se comparant avec le cœur d’un oignon (oui, ce n’est pas très gratifiant, mais avouez qu’il faut un certain courage pour s’imaginer en oignon) autour duquel différentes strates « sociales » s’organisent : en fonction des affinités qu’il ressent pour ses amis, il place ceux-ci plus ou moins loin du cœur de l’oignon. Le problème, c’est que ces mêmes amis ne le placent pas forcément, lui, au même niveau, ce qui peut être source de malentendus. En fait, il se trouve que j’ai la même théorie pour l'amour, mais avec des patates (donc).

Bref, tout cela pour dire : s’il est évident que, au contact des autres, on échange/on s’enrichit/on se modifie/on s’adapte/on change de point de vue, la symbiose complète n’existe pas. Bon, j’imagine que des sociologues ou philosophes ont déjà dit cela et bien mieux que moi. Si j’ai abordé le sujet, c’est parce qu’il me semble que la littérature est l’observatrice privilégiée de cet état de fait, à plusieurs niveaux. Je m’en vais donner quelques exemples, évidemment subjectifs et non exhaustifs.


Ainsi, dans Argent brûlé, Ricardo Piglia relate un braquage ayant réellement eu lieu à Buenos Aires en 1965. Se fondant sur les résultats de l’enquête officielle, des articles de presse et la rencontre de personnes ayant un rapport plus ou moins direct à ce fait divers, Piglia retrace l’épopée des bandits et le destin de l’argent volé. Sa démarche est donc plus proche du journalisme que de la fiction. Sauf que les différentes versions qui lui sont contées ne concordent pas toujours. Comment, dès lors, savoir ce qu’il s’est réellement passé ? Piglia ne répond pas, et ne veut pas répondre : il donnera autant de crédit à chaque version, et profitera de leurs failles pour apporter, parfois, sa propre vision des choses. Très peu d’invention, donc, et pourtant il est impossible de savoir, pour le lecteur, où se situe la vérité. Ou plutôt, rien n’est faux, il n’y a que des vérités incompatibles.


Un autre aspect des liens entre fiction et réalité se trouve dans Don Quichotte, de Miguel de Cervantes, et El último lector, de David Toscana. J’ai déjà parlé de ces deux romans dans un article sur feu le Cafard Cosmique, « Les héritiers de Don Quichotte : quand la littérature parle de littérature ». Sans me répéter, disons simplement que les héros de ces livres, écrits à plusieurs siècles d’écart, cherchent à faire coïncider la réalité avec la littérature, par malice, passion ou folie. Dans le premier, Don Quichotte, féru de romans de chevalerie, part à l’aventure pour séduire sa Dulcinée, convaincu que les fictions qu’il vénère relatent des exploits réels. Ceux-ci deviennent dès lors son modèle de vie. Dans le second, Lucio, bibliothécaire d’un village désert du Mexique, oriente une enquête criminelle à l’aide de citations littéraires, pour forcer le réel à se plier aux fictions qu’il admire. Le réel est donc bien là, mais les héros ne s’y plaisent pas et cherchent, volontairement ou non, à le convertir à leurs goûts.


Chez Christopher Priest, c’est encore autre chose : la réalité dépend de notre perception. Le fantastique naît ainsi de la différence de ressenti entre les personnages. C’est particulièrement prégnant dans Le Glamour, l’un de mes livres préférés, un véritable chef d’œuvre de finesse et de sensibilité autour de la mémoire, notamment. Que doit-on croire quand une personne n’a pas les mêmes souvenirs que nous d’un événement ? Je ne peux en dévoiler davantage, si cela vous intéresse j’en ai parlé à la Salle 101 ici.


Philip Dick (1) va encore plus loin. Pour lui, la réalité n’est pas ce qu’elle prétend être – je ne devrais pas généraliser étant donné que j’en ai lu finalement assez peu, les spécialistes me corrigeront. Dans Ubik, notamment, les personnages s’interrogent au fur et à mesure sur l’expérience qu’ils vivent. Cette phrase, désormais célèbre, donne quelques frissons lorsqu’on la lit la première fois : « Vous êtes tous morts, je suis vivant. »


Enfin, on ne peut pas parler de ce sujet sans citer Michel Jeury, l’un des meilleurs écrivains de SF selon moi. Chez lui, la notion même de réalité n’a plus de sens. Dans Le Temps incertain, une drogue (ou un accident violent) peut projeter un individu dans un état de chronolyse, sorte de monde subjectif hors du temps qui peut s’étendre à l’infini et via lequel des personnes de différentes époques peuvent communiquer. Cette notion de subjectivité est poussée à l’extrême dans son dernier roman SF, May le monde, au point que l’on ne sait plus si ce que l’on lit est authentique ou fantasmé, subjectif ou objectif. May le monde se rapproche assez de ce que pourrait être une expérience schizophrène – c’est en tout cas l’impression que j’ai eue après avoir lu l’anthologie Le Jardin schizologique compilée par Olivier Noël pour La Volte, et qui est devenue ma référence en terme de représentation littéraire de cette maladie.


J’imagine qu’il y aurait encore tant et tant à dire. Je voulais juste partager quelques lectures sur ce thème. En tout cas elles renforcent mon opinion méfiante sur ce que l’on appelle réalité. Les mauvaises langues vont encore dire que je me réfugie dans les livres pour en déduire une interprétation fallacieuse du monde. Sans doute ne considèrent-ils la littérature que comme une forme de divertissement sans conséquence. Vous aurez compris que jestime quils ont tort.


(1) Non rien, juste une petite dédicace à ceux qui emploient scandaleusement le raccourci « K. Dick » ;-)

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