Il y a quelques jours, dans l’interview de Daniel Clowes parue dans le numéro 1 du Believer, j’ai lu la phrase suivante dans une question de la revue : « (...) en lisant de la fiction, nous voulons dégager des vérités auxquelles nous raccrocher ». Pile au moment où je me disais que j’allais écrire une bulle sur les liens intimes qu’un lecteur peut entretenir avec une œuvre. Ou plutôt, puisque l’écrivain n’y est pas pour grand-chose, le filtre subjectif du lecteur qui met en lumière des passages dans lesquels il se reconnaît – attention, je ne parle pas d’identification aux personnages. Je considère la lecture comme une activité privée, personnelle – je parle bien de l’acte de lire, ce qui n’empêche en rien de partager son ressenti sur des œuvres. D’où ma faible attirance pour les séances de lecture en public, qui vient aussi du fait que je suis beaucoup plus sensible à l’écrit qu’à l’oral. Et il est vrai que j’ai souvent tendance, surtout dans les moments difficiles, à rechercher dans certaines phrases, certaines situations, des ressemblances avec ma propre expérience. J’imagine que c’est quelque chose de courant et d’inévitable, même si je ne suis pas dans la tête des gens (la mienne me suffit, merci bien). Quand cela arrive, je note la citation dans un petit carnet en me disant qu’un jour, je compilerai tout ça pour former une sorte de résumé de ma vie, patchwork involontaire composé par des dizaines d’auteurs. Et quand je relis ces notes, je me rends compte que, la plupart du temps, j’ai sur-interprété, ou plutôt j’ai sorti la phrase de son contexte pour me l’approprier et l’adapter à ma propre situation.
« Mon amour, laisse-moi, presque mort, t’espérer un instant. Pour toi seule, j’ai traîné mes existences successives comme des messagères sans témoin. »L’Univers - Hubert Haddad
Cela me rappelle une chose qu’a dite Catherine Dufour et que je n’ai pas retenue exactement, mais dont voici l’essence : à 20 ans on écrit pour soi, à 30 ans on écrit pour les autres. J’ai trouvé cela particulièrement juste, bien que je ne sois pas écrivain. Il faut dire que Catherine Dufour a le don de comprendre l’âme humaine comme personne et sait la traduire pour la rendre accessible à nous autres, pauvres lecteurs mortels – ce dont elle se défend, prétendant ne pas savoir insuffler de psychologie à ses personnages, preuve qu’elle peut se tromper comme tout le monde ! Ce « à 20 ans on écrit pour soi, à 30 ans on écrit pour les autres » pourrait s’appliquer aussi à la lecture : peut-être qu’à un moment de sa vie, on cesse de rechercher à tout ramener à soi et qu’on peut enfin lire les livres pour ce qu’ils sont vraiment, de façon « objective » (avec des guillemets, vous me comprenez). Parce que quand on est obligé de reposer un roman cinq minutes car ce qu’on y a lu fait remonter des souvenirs douloureux alors que l’intrigue ne s’y prête absolument pas, on a l’impression de passer à côté de quelque chose. Pourtant, il arrive que le sujet s’y prête, alors… En tout cas, que cette histoire de filtre subjectif soit une bonne ou une mauvaise chose, il y a en ce qui me concerne un petit côté rassurant dans la formule de Catherine : elle me rajeunit de quinze ans !
« Il m’a parlé du malheur qui fond parfois sur les humains et de la douleur engendrée par la permanence de la mémoire que rien n’efface, sauf la mort. »Anima - Wajdi Mouawad
À part ça je suis toujours dans Outremonde. Pas grand-chose de plus à en dire pour le moment, déjà parce que je n’avance vraiment pas vite, ensuite parce que la trame de fond qui se dessine joue à cache-cache avec nous, comme une grande puissance sourde qui se dissimule derrière de petits destins, infimes parties émergées de l’iceberg. On sent quand même chez Don DeLillo une fascination pour la société de consommation, ses déchets et sa publicité, et la place que l’homme occupe en son sein, les relations qu’il noue avec les autres sur le plan sociétal et personnel. L’occasion parfaite d’appliquer le filtre subjectif dont il est question dans ce billet.
« On sait comme certains endroits prennent de l’importance dans l’esprit à mesure que le temps passe. Dans ces rêves du petit matin (…) il y a quelques rues où je retourne constamment, un léger brouillard de pièces en enfilade, et certains personnages reparaissent, des fantômes presque imperceptibles. Albert et Klara en particulier. Il était le mari, elle était la femme, détail auquel je songeais à peine à l’époque. »Outremonde - Don DeLillo