dimanche 30 décembre 2012

Littérature avec ou sans filtre ?


Il y a quelques jours, dans l’interview de Daniel Clowes parue dans le numéro 1 du Believer, j’ai lu la phrase suivante dans une question de la revue : « (...) en lisant de la fiction, nous voulons dégager des vérités auxquelles nous raccrocher ». Pile au moment où je me disais que j’allais écrire une bulle sur les liens intimes qu’un lecteur peut entretenir avec une œuvre. Ou plutôt, puisque l’écrivain n’y est pas pour grand-chose, le filtre subjectif du lecteur qui met en lumière des passages dans lesquels il se reconnaît – attention, je ne parle pas didentification aux personnages. Je considère la lecture comme une activité privée, personnelle – je parle bien de l’acte de lire, ce qui n’empêche en rien de partager son ressenti sur des œuvres. D’où ma faible attirance pour les séances de lecture en public, qui vient aussi du fait que je suis beaucoup plus sensible à l’écrit qu’à l’oral. Et il est vrai que j’ai souvent tendance, surtout dans les moments difficiles, à rechercher dans certaines phrases, certaines situations, des ressemblances avec ma propre expérience. J’imagine que c’est quelque chose de courant et d’inévitable, même si je ne suis pas dans la tête des gens (la mienne me suffit, merci bien). Quand cela arrive, je note la citation dans un petit carnet en me disant qu’un jour, je compilerai tout ça pour former une sorte de résumé de ma vie, patchwork involontaire composé par des dizaines d’auteurs. Et quand je relis ces notes, je me rends compte que, la plupart du temps, j’ai sur-interprété, ou plutôt j’ai sorti la phrase de son contexte pour me l’approprier et l’adapter à ma propre situation.
« Mon amour, laisse-moi, presque mort, t’espérer un instant. Pour toi seule, j’ai traîné mes existences successives comme des messagères sans témoin. » 
LUnivers - Hubert Haddad
Cela me rappelle une chose qu’a dite Catherine Dufour et que je n’ai pas retenue exactement, mais dont voici l’essence : à 20 ans on écrit pour soi, à 30 ans on écrit pour les autres. J’ai trouvé cela particulièrement juste, bien que je ne sois pas écrivain. Il faut dire que Catherine Dufour a le don de comprendre l’âme humaine comme personne et sait la traduire pour la rendre accessible à nous autres, pauvres lecteurs mortels – ce dont elle se défend, prétendant ne pas savoir insuffler de psychologie à ses personnages, preuve qu’elle peut se tromper comme tout le monde ! Ce « à 20 ans on écrit pour soi, à 30 ans on écrit pour les autres » pourrait s’appliquer aussi à la lecture : peut-être qu’à un moment de sa vie, on cesse de rechercher à tout ramener à soi et qu’on peut enfin lire les livres pour ce qu’ils sont vraiment, de façon « objective » (avec des guillemets, vous me comprenez). Parce que quand on est obligé de reposer un roman cinq minutes car ce qu’on y a lu fait remonter des souvenirs douloureux alors que l’intrigue ne s’y prête absolument pas, on a l’impression de passer à côté de quelque chose. Pourtant, il arrive que le sujet s’y prête, alors… En tout cas, que cette histoire de filtre subjectif soit une bonne ou une mauvaise chose, il y a en ce qui me concerne un petit côté rassurant dans la formule de Catherine : elle me rajeunit de quinze ans !
« Il m’a parlé du malheur qui fond parfois sur les humains et de la douleur engendrée par la permanence de la mémoire que rien n’efface, sauf la mort. »
Anima - Wajdi Mouawad
À part ça je suis toujours dans Outremonde. Pas grand-chose de plus à en dire pour le moment, déjà parce que je n’avance vraiment pas vite, ensuite parce que la trame de fond qui se dessine joue à cache-cache avec nous, comme une grande puissance sourde qui se dissimule derrière de petits destins, infimes parties émergées de l’iceberg. On sent quand même chez Don DeLillo une fascination pour la société de consommation, ses déchets et sa publicité, et la place que l’homme occupe en son sein, les relations qu’il noue avec les autres sur le plan sociétal et personnel. L’occasion parfaite d’appliquer le filtre subjectif dont il est question dans ce billet.
« On sait comme certains endroits prennent de l’importance dans l’esprit à mesure que le temps passe. Dans ces rêves du petit matin (…) il y a quelques rues où je retourne constamment, un léger brouillard de pièces en enfilade, et certains personnages reparaissent, des fantômes presque imperceptibles. Albert et Klara en particulier. Il était le mari, elle était la femme, détail auquel je songeais à peine à l’époque. »
Outremonde - Don DeLillo

mercredi 26 décembre 2012

Outremonde, baseball et monstruosité

Il y a tout juste un an, je finissais le roman qui restera à mes yeux, pour longtemps et peut-être à jamais, le meilleur livre du monde de tous les temps de la terre entière. J’ai déjà parlé des Instructions, d’Adam Levin, paru chez Inculte, alors je ne m’étendrai pas ici, mais je l’ai trouvé d’une envergure et d’une ambition littéraires que je n’avais jamais rencontrées auparavant. Pendant les douze derniers mois, même si la plupart de mes lectures de 2012 ont été de belles découvertes, voire des chefs d’œuvre (pour ne citer que les plus marquants, et dans l’ordre de lecture(1) : L’Armée illuminée, de David Toscana ; Atlas des continents brumeux, d’Ihsan Oktay Anar ; Elliot du néant, de David Calvo, et ses précédents recueils de nouvelles ; Anima, de Wajdi Mouawad), je n’ai pas ressenti l’intensité et l’excitation que m’a procurées la lecture des Instructions. Est-ce pour cette raison que j’ai choisi de me lancer dans Outremonde, de Don DeLillo, autre pavé américain de mille pages, promesse d’une fresque grandiose, acheté il y a plus d’un an(2) ? Probablement, mais aussi la volonté de faire baisser cette satanée pile à lire qui n’en finit pas de me faire acheter des bibliothèques.

DeLillo, donc, dont on me dit le plus grand bien, même si Outremonde n’est apparemment pas celui qui est conseillé pour découvrir l’auteur. Peu importe, j’avais besoin de m’y frotter, même si mon rythme de lecture est assez faible ces temps-ci. Il me faudra plus d’un mois pour en venir à bout. Et dans un an, je m’attaquerai au Mason et Dixon de Pynchon, qui me fait de l’œil depuis plusieurs années déjà. Parce qu’a priori, Outremonde ne me découragera pas des grands et longs romans, bien au contraire. Son prologue est tout simplement fabuleux.


Le livre s’ouvre sur un match de baseball ayant eu lieu dans les années 1950. On ne peut pas dire que le baseball fasse partie de la culture française. A priori, donc, pas de quoi faire frémir de ce côté-ci de l’Atlantique. Cela dit, je ne suis pas totalement opaque à ce sport. Petite digression : mon travail me permet de regarder la TV en pleine journée, de zapper sur des chaînes improbables comme Purescreen Museum (succession de tableaux et autres œuvres d’art commentées par des voix monocordes, faisant passer le plus chiant des épisodes de Derrick pour un blockbuster testostéroné), Cash TV (jeux d’argent virtuels en direct présentés par des animateurs Playmobil ou Barbie qui rament pour meubler les silences entre deux lancers de roulette) ou ESPN America. C’est sur cette dernière que je suis tombé sur mon premier match de baseball. Au-delà de mon agacement pour tous ces types qui crachent toutes les dix secondes entre cinq mastications de chewing-gum, le jeu m’a suffisamment intrigué pour que j’aille sur Wikipedia tenter d’en comprendre les règles. J’y ai passé une demi-journée (oui, toujours au bureau, mais chut). Je crois que j’ai assimilé le principal. Ce qui me permet de ne pas m’endormir devant ces neuf manches interminables, et même d’apprécier quelques jolis coups (mais moins que le cricket(3)).

Alors quand j’ai entamé ce fameux prologue, je ne me suis pas senti perdu. J’ai pu suivre l’action du match en comprenant les mouvements, les phases de jeu, les réactions des joueurs et du public. Mais en fait, aucun background sportif n’est nécessaire pour se plonger dans les premières pages d’Outremonde. La technique est accessoire, l’important réside dans l’énergie mise en jeu, l’émotion des gens présents dont la frénésie nous gagne au fur et à mesure, la portée historique de cette rencontre, et la petite histoire qui se noue au sein de la grande. Don DeLillo, en mêlant des personnages célèbres (John Edgar Hoover, Franck Sinatra) et insignifiants (Cotter Martin, adolescent noir qui va littéralement toucher l’Histoire du doigt), engage une mécanique qui fait naître les petits destins des grands, comme une étoile en formation dans une nébuleuse. Je ne sais pas encore si les promesses de ce prologue vont se concrétiser. La première partie passe complètement à autre chose. Quarante ans plus tard, on suit la vie de Nick Shay, travaillant dans l’industrie du traitement de déchets. Je ne sais pas encore où cela mène, même si le lien avec le prologue se dévoile petit à petit. Mais DeLillo alterne des chapitres « narratifs », où l’action suit un déroulement chronologique, et des chapitres plus désordonnés, où Nick mêle souvenirs et images du quotidien avec une certaine maniaquerie qui nous laisse penser que cet homme n’est pas si net qu’il en a l’air. Parfaitement intriguant et excitant !

Le Triomphe de la mort - Pieter Bruegel (1562)

Une dernière chose sur le prologue d’Outremonde : Hoover, qui vient d’apprendre que les Russes entament des essais nucléaires, reçoit en plein visage la page déchirée d’un magazine représentant le tableau Le Triomphe de la Mort, de Pieter Bruegel. Il plonge dans cette toile avec une fascination presque malsaine qu’il parvient à nous communiquer. Cette ombre morbide qui plane sur l’un des hommes les plus influents de son époque insinue en nous une légère inquiétude… Outremonde démarre comme cela, comme un aiguillon qui nous chuchote à l’oreille que, derrière la joie des grandes fêtes populaires et la routine inoffensive du quotidien, se terre un danger potentiel et latent qui ne demande pas grand-chose pour éclore au grand jour. Mais peut-être me fais-je des illusions. La suite le dira.

Autre chose amusante : j’ai enfin entamé le premier numéro du Believer, revue des éditions Inculte (encore eux) lancée cette année (trois numéros sortis actuellement) et qui reprend des articles de son homonyme américaine, The Believer, publiée par McSweeney’s, l’éditeur original des… Instructions. Et le deuxième article de ce premier volume est une retranscription d’une rencontre entre Greil Marcus (critique musical) et… Don DeLillo ! Synchronicité, quand tu nous tiens.

Enfin, pour rester dans la catégorie revue, j’ai fini récemment le premier numéro du Chant du Monstre, hybride tout frais des éditions Intervalles qui mêle littérature et graphisme, découvert grâce à l’excellente librairie Charybde (vous m’entendrez beaucoup parler d’elle). C’est globalement réussi, il y a de belles choses (la nouvelle graphique sur les géants, de Donatien Garnier et Guillaume Bullat, par exemple), de bonnes idées de rubriques (donner la parole à un éditeur, ou encore « Seul contre tous », dont le premier invité, Fabrice Colin, tente de déjouer les pièges de clichés littéraires auxquels il succombe lui-même parfois), d’autres que je trouve moins bonnes (les extraits de romans, je ne suis pas vraiment fan, aussitôt lu aussitôt oublié, mais cela doit tenir au caractère éphémère de ma capacité de concentration), et une jolie maquette, originale et très bien réalisée. Un bilan positif, donc. À suivre.


(1) Oui, depuis le début de l’année, je note toutes mes lectures, dans l’ordre. Cela me permet de faire des statistiques pour me rendre compte que j’achète entre deux et trois fois plus de bouquins que je n’en lis. Cela m’évite aussi d’oublier des lectures, car j’ai une mémoire de poisson rouge amnésique.

(2) Si je me souviens bien, j’ai acheté Outremonde quelques semaines avant d’entamer Les Instructions. Je devais avoir à cette époque un besoin de monuments, d’écrasement.

(3) Le cricket T20 est cent fois plus intéressant que le baseball. Les matchs durent trois heures mais il s’y passe toujours quelque chose. Et il y a parfois un véritable suspens en fin de match qui rend l’ambiance électrique sans le côté menaçant d’un match de football.