samedi 21 février 2015

Comic Strip

(Note préalable : la reproduction - mauvaise, autant à dessein que par incompétence - de strips dans cet article bafoue très certainement les lois du copyright. J'en suis conscient et en prends le risque. Si un ayant-droit juge que cette reproduction porte atteinte à qui que ce soit, merci de me contacter via les commentaires, je supprimerai le strip incriminé dans l'immédiat.)

C'était il y a deux semaines, un vendredi, en Charybde. J'y discutais avec Léo Henry, qui s'apprêtait à recevoir, dans le cadre de sa résidence d'auteur, Céline Minard (une captation de cette rencontre très intéressante se trouve ici). Je dois dire d'abord que j'admire Léo Henry en tant qu'écrivain, à la fois pour ce qu'il écrit et pour ce qu'il dit de son métier. Alors, quand, lors d'une soirée très arrosée dans un fort Malouin il y a quelques années, tu expliques à Léo Henry que tu viens de lire un livre qui va assurément changer ta perception du monde tellement il est bien (en l'occurrence, La Ville absente, de Ricardo Piglia, chez Zulma), et que Léo Henry te dit qu'il n'a pas trouvé ça génial, tu doutes sérieusement de ta lecture et tu te demandes si tu n'y as pas vu des choses qui n'existaient pas.

(Non, je ne peux pas m'empêcher de parler de Zulma...)

Mais quand, ce vendredi-là, Léo Henry te dit : "Et alors, Jules, il continue de faire des bulles ?", tu te fais trois réflexions successives qui te surprennent crescendo :
  1. Léo Henry connaît ton blog
  2. Léo Henry lit ton blog
  3. Léo Henry aimerait que tu continues à alimenter ton blog
Alors, comme tu admires Léo Henry, tu fais ce que Léo Henry te dit (bon, Léo Henry n'est pas la seule motivation, à vrai dire, ni même la plus importante, mais étant donné sa notoriété mondiale, avoir écrit dix fois son nom attirera une foule innombrable de lecteurs pour ce blog, à n'en pas douter).

Et comme en ce moment je lis pas mal de BD sous forme de strips, eh bien, allons-y Alonso, parlons des strips. Je suis un grand lecteur de BD et j'adore m'immerger dans une histoire au long cours (si possible en un volume, Mesdames et Messieurs les éditeurs...). Mais je dois avouer que, d'un point de vue émotionnel, le strip fonctionne mieux sur moi, pour plusieurs raisons :
  • On peut en interrompre la lecture et y revenir longtemps après sans risquer de perdre le fil
  • C'est idéal pour chasser les mauvaises pensées juste avant de s'endormir (enfin, quand le strip est drôle et/ou tendre, ce qui est le cas de la plupart de ceux que j'ai lus)
  • Ayant une (fâcheuse ?) tendance à rechercher dans mes lectures des points communs avec ma propre vie et mon propre ressenti, la variété des émotions des personnages et des situations offre un large éventail auquel je peux m'identifier (à tort ou à raison) sans être pris au piège d'une personnalité figée ou d'un scénario directif. Le plaisir, voire le choc, de lire un strip qui te fait crier (intérieurement) "oh mon dieu, mais c'est moi !" est toujours sidérant
Alors bien sûr, tout n'est pas génial, tout n'est pas drôle, tout n'a pas le même intérêt.


J'ai déjà évoqué ma passion pour Calvin & Hobbes en ces pages, je ne vais pas y revenir, mis à part pour parler de la formidable édition intégrale que j'ai relue ces derniers mois, en anglais (elle existe aussi en français). Je ne suis pas bilingue mais c'est tout à fait abordable, y compris pour quelques jeux de mots dont je crois me souvenir qu'ils n'ont pas été correctement restitués en français (mais je ne suis pas allé vérifier, et au final je trouve la traduction française très bien faite).


En terme de strip (voire de BD tout court), je n'ai pas trouvé mieux que Calvin & Hobbes (y compris pour l'identification dont je parle plus haut - il y a une part de moi qui n'a jamais dépassé le stade du gamin de 6 ans), et je pense que jamais je ne trouverai mieux, ne serait-ce que parce qu'il a joué un rôle énorme dans la construction de mon imaginaire de lecteur - et d'une partie de ma personnalité, sans doute - et que je ne vois pas qui pourrait le détrôner.



Néanmoins, il eût été dommage de s'arrêter là et, surtout, de ne pas puiser aux sources, à savoir les Peanuts de Charles M. Schulz. Cela, je le dois à mon diabolique libraire de Scylla, qui s'est mis en tête de vendre à tous ses clients l'intégrale (en cours d'édition chez Dargaud) des aventures de Charlie Brown, Snoopy et tous les autres. Presque contraint sous la torture à acheter le premier tome, il m'aura fallu deux volumes (sur les 12 ou 13 déjà parus, 25 environ étant prévus au total) avant d'être véritablement séduit (et désormais accroc, satané libraire !).



Car Peanuts n'est pas un strip comique au sens basique du terme. Certes, la plupart des strips sont drôles, mais d'une façon discrète, tendre, attachante, sans éclat de rire franc. L'intérêt n'est pas là. L'intérêt (pour moi) se trouve dans le décalage entre ce monde peuplé exclusivement d'enfants et d'animaux, qui aurait donc dû être innocent, joyeux, festif, et la mélancolie presque omniprésente, voire l'état de dépression, qui guette plus ou moins chaque personnage. Ce décalage ne fait que renforcer la puissance des émotions qui nous submergent forcément par moments, lorsqu'on se reconnaît dans les états d'âme de ces Little People (titre qu'aurait préféré garder l'auteur).


De plus, Schulz semble particulièrement ouvert d'esprit pour son époque. Sans être polémique, sans chercher à faire de leçon de morale, il aborde des sujets pas forcément évidents (la place des femmes dans la société, le pluralisme racial et culturel) de façon naturelle (quand on lui a reproché - ou quand on l'a loué - d'avoir introduit un personnage noir, il a simplement répondu qu'il n'y avait pas particulièrement réfléchi, que cela s'était imposé car - oui - les Noirs font tout simplement partie de la société américaine). Enfin, l'absurde et l'imagination ont une place centrale dans ce strip, à travers Snoopy notamment, qui s'imagine tour à tour en héros de la Première Guerre mondiale, en vautour affamé ou en écrivain maudit. On comprend aisément que Peanuts ait influencé un grand nombre d'auteurs de BD et d'artistes depuis plusieurs générations.



Autre temps, autre continent, un auteur nettement moins connu chez nous mais non dénué d'intérêt : l'argentin Liniers, qui publie sa série Macanudo (4 tomes à ce jour) chez l'éditeur québecois La Pastèque. Encore un coup de mon diabolique libraire, mais cette fois pleinement consenti.


Il faut dire que Macanudo est truffé de manchots de Patagonie, et je ne résiste ni aux manchots ni à la Patagonie. Strips en couleur variés, avec plusieurs personnages récurrents, Macanudo est une vision à la fois pertinente, absurde et sensible de la société argentine (oui, bon, je dis ça car l'auteur est argentin, mais à part quelques strips pour lesquels il me manquait clairement des références culturelles, cette BD s'adresse évidemment au plus grand nombre). On y côtoie donc des manchots écartelés entre le désir d'individualité et le réconfort du groupe, une petite fille, Enriqueta, amatrice de livres et de flâneries accompagnée de son chat parlant Fellini et de son ours en peluche Madariaga (je ne sais pas si Liniers a lu Calvin & Hobbes, mais par moments je les trouve assez proches), des lutins étranges qui hantent nos rêves, des hommes seuls en proie à leurs démons, une vache qui nous explique les dessous du cinéma, un robot sensible, un couple dont l'amour résiste aux petites déceptions du quotidien, j'en passe et des meilleures.


Comme Peanuts, ce n'est pas drôle à proprement parler (parfois oui, souvent non), mais il y règne une tendresse, un amour des gens, un attachement aux petits détails qui rendent la vie intéressante, qui font que, même si on n'adhère pas à tout, on tourne les pages à vitesse grand V. Et, encore une fois en ce qui me concerne, Macanudo regorge de situations et de sentiments qui ne me sont pas étrangers...




On change de registre avec Le Strict maximum de Charlie Poppins, auteur français publié chez Dargaud. Déjà, les strips ne font qu'une case. Ensuite, ils sont ouvertement drôles, ironiques voire cyniques, même si je suis passé à côté de certains. Instantanés percutants de notre société, ils jouent autant sur l'absurde de notre monde que sur ses travers inhumains. Pas facile d'être aussi efficace en une seule case, et pourtant Charlie Poppins fait souvent mouche, proche en cela de Olivier Tallec et son Bonne journée, chez Rue de Sèvres. Un auteur clairement à suivre.



J'ai découvert Tony Millionaire par ses illustrations pour la revue Believer (version française chez le regretté Inculte du Believer américain) avant de tomber par hasard sur une BD sortie chez Rackham au format intrigant, le premier volume de la série Maakies.


On y voit un singe (Oncle Gabby) et un corbeau (Drinky Crow), embarqués sur un navire pour le pire (souvent pour le navire), dépressifs, alcooliques et suicidaires (ils se font sauter la cervelle quasiment à chaque strip). Ici l'humour est très noir, cruel, et les situations ressemblent à des délires d'alcooliques - il y a fort à parier que l'auteur lui-même tête la bouteille plus que de raison... Rackham va visiblement publier l'intégrale de ces strips et mon libraire maléfique m'a déjà réservé le tome 2. À noter que Millionaire est aussi l'auteur de trois autres BD chez Rackham (Sock Monkey, Oncle Gabby et Sock Monkey, nouvelles aventures d'un singe de chiffon), mettant en scène, dans de courtes histoires, les mêmes personnages (Oncle Gabby et Drinky Crow) mais sous forme de jouets de chiffon vivants, dans lesquels l'alcool est moins présent mais l'onirisme et la beauté beaucoup plus. Je crois que ce qui me touche le plus chez Millionaire, c'est le désespoir, notamment amoureux, qui transpire de ses BD. Pas vraiment déprimant, mais pas non plus propice au rire à gorge déployée !



Pour finir, je viens juste de commencer l'intégrale des strips Kinky et Cosy, du belge Nix, paru chez Le Lombard. On y suit principalement deux fillettes jumelles espiègles voire franchement barrées. L'humour irrévérencieux (voire franchement trash) et la perversité règnent en maître. Je n'ai pas beaucoup à en dire pour le moment, à part que les premières pages m'ont arraché quelques rires francs qui font du bien.



vendredi 20 février 2015

Dreamshot #2 - La Révolte des pirates

La vague avait déposé la caravelle sur un arbre gigantesque au milieu de la place du village. Nous nous étions alors activés pour masquer notre présence : démonter le bateau, le transformer en cabane cachée au milieu du feuillage. Il faisait nuit, personne ne nous avait vus. La densité du branchage empêchait la lumière discrète de nos lampions d’être aperçue depuis la place. Néanmoins nous pouvions observer sans difficulté les allées et venues des habitants et des Soldats Tristes. Dimitri était chargé du ravitaillement et de l’évacuation des déchets, c’est lui qui prenait le plus de risques. Il nous ramenait des boîtes de conserves et du maté, et nous faisions un feu au cœur de l’arbre pour cuire la nourriture et nous réchauffer durant la nuit. Maria guettait la mer et l’arrivée des renforts. Esteban et Rory jouaient aux cartes en attendant de pouvoir assassiner le Colonel Triste. Et moi je surveillais la place.

Un après-midi, les élèves de l’école jouaient au ballon en-dessous de nous. Les cris des enfants montaient jusqu’à notre refuge, pleins de vie. Je tenais la main de Maria en les regardant. Elle souriait. « Bientôt ils seront libres », lui chuchotai-je à l’oreille. Puis tout s’assombrit. Des bruits de pas cadencés couvrirent les voix des enfants qui se turent petit à petit. Les Soldats Tristes débarquèrent sur la place, le Colonel Triste à leur tête. Les écoliers se mirent en rang, dociles. Esteban et Rory se crispèrent. « Pas maintenant », dis-je. Nous ne pouvions pas prendre de risque avec les enfants. « Tout va bien se passer, dis-je à Maria, retourne observer la mer ».

Le Colonel Triste passait les élèves en revue : la mise de leur uniforme, la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux, la propreté de leurs mains. Soudain Maria étouffa un cri. « Les renforts ! » Esteban, Rory et moi nous précipitâmes du côté de la mer. Des dizaines de bateaux étaient apparus à l’horizon. Nous nous serrâmes les épaules en souriant.

Est-ce le fait d’avoir abandonné ma surveillance qui provoqua l’incident ? Qu’aurais-je vu si j’étais resté à regarder les enfants ? Quand je regagnai mon poste, il ne restait plus d’eux qu’une longue guirlande en papier rouge de silhouettes grandeur nature, comme ma mère en découpait pour mon anniversaire dans du papier crépon. Le vent la faisait voltiger au-dessus des pavés. Dessous, un ballon rebondissait, abandonné. Dans une rue s’enfuyant de la place, la colonne des Soldats Tristes s’éloignait et formait une masse sombre fantomatique diminuant au fur et à mesure. Quand le silence fut total, je vis le ballon rouler jusqu’au corps de Dimitri, étendu au pied de l’arbre.

Depuis nous attendons les renforts en contenant notre rage. La Révolution sera sanglante. Les jours du Colonel Triste sont comptés.