samedi 21 février 2015

Comic Strip

(Note préalable : la reproduction - mauvaise, autant à dessein que par incompétence - de strips dans cet article bafoue très certainement les lois du copyright. J'en suis conscient et en prends le risque. Si un ayant-droit juge que cette reproduction porte atteinte à qui que ce soit, merci de me contacter via les commentaires, je supprimerai le strip incriminé dans l'immédiat.)

C'était il y a deux semaines, un vendredi, en Charybde. J'y discutais avec Léo Henry, qui s'apprêtait à recevoir, dans le cadre de sa résidence d'auteur, Céline Minard (une captation de cette rencontre très intéressante se trouve ici). Je dois dire d'abord que j'admire Léo Henry en tant qu'écrivain, à la fois pour ce qu'il écrit et pour ce qu'il dit de son métier. Alors, quand, lors d'une soirée très arrosée dans un fort Malouin il y a quelques années, tu expliques à Léo Henry que tu viens de lire un livre qui va assurément changer ta perception du monde tellement il est bien (en l'occurrence, La Ville absente, de Ricardo Piglia, chez Zulma), et que Léo Henry te dit qu'il n'a pas trouvé ça génial, tu doutes sérieusement de ta lecture et tu te demandes si tu n'y as pas vu des choses qui n'existaient pas.

(Non, je ne peux pas m'empêcher de parler de Zulma...)

Mais quand, ce vendredi-là, Léo Henry te dit : "Et alors, Jules, il continue de faire des bulles ?", tu te fais trois réflexions successives qui te surprennent crescendo :
  1. Léo Henry connaît ton blog
  2. Léo Henry lit ton blog
  3. Léo Henry aimerait que tu continues à alimenter ton blog
Alors, comme tu admires Léo Henry, tu fais ce que Léo Henry te dit (bon, Léo Henry n'est pas la seule motivation, à vrai dire, ni même la plus importante, mais étant donné sa notoriété mondiale, avoir écrit dix fois son nom attirera une foule innombrable de lecteurs pour ce blog, à n'en pas douter).

Et comme en ce moment je lis pas mal de BD sous forme de strips, eh bien, allons-y Alonso, parlons des strips. Je suis un grand lecteur de BD et j'adore m'immerger dans une histoire au long cours (si possible en un volume, Mesdames et Messieurs les éditeurs...). Mais je dois avouer que, d'un point de vue émotionnel, le strip fonctionne mieux sur moi, pour plusieurs raisons :
  • On peut en interrompre la lecture et y revenir longtemps après sans risquer de perdre le fil
  • C'est idéal pour chasser les mauvaises pensées juste avant de s'endormir (enfin, quand le strip est drôle et/ou tendre, ce qui est le cas de la plupart de ceux que j'ai lus)
  • Ayant une (fâcheuse ?) tendance à rechercher dans mes lectures des points communs avec ma propre vie et mon propre ressenti, la variété des émotions des personnages et des situations offre un large éventail auquel je peux m'identifier (à tort ou à raison) sans être pris au piège d'une personnalité figée ou d'un scénario directif. Le plaisir, voire le choc, de lire un strip qui te fait crier (intérieurement) "oh mon dieu, mais c'est moi !" est toujours sidérant
Alors bien sûr, tout n'est pas génial, tout n'est pas drôle, tout n'a pas le même intérêt.


J'ai déjà évoqué ma passion pour Calvin & Hobbes en ces pages, je ne vais pas y revenir, mis à part pour parler de la formidable édition intégrale que j'ai relue ces derniers mois, en anglais (elle existe aussi en français). Je ne suis pas bilingue mais c'est tout à fait abordable, y compris pour quelques jeux de mots dont je crois me souvenir qu'ils n'ont pas été correctement restitués en français (mais je ne suis pas allé vérifier, et au final je trouve la traduction française très bien faite).


En terme de strip (voire de BD tout court), je n'ai pas trouvé mieux que Calvin & Hobbes (y compris pour l'identification dont je parle plus haut - il y a une part de moi qui n'a jamais dépassé le stade du gamin de 6 ans), et je pense que jamais je ne trouverai mieux, ne serait-ce que parce qu'il a joué un rôle énorme dans la construction de mon imaginaire de lecteur - et d'une partie de ma personnalité, sans doute - et que je ne vois pas qui pourrait le détrôner.



Néanmoins, il eût été dommage de s'arrêter là et, surtout, de ne pas puiser aux sources, à savoir les Peanuts de Charles M. Schulz. Cela, je le dois à mon diabolique libraire de Scylla, qui s'est mis en tête de vendre à tous ses clients l'intégrale (en cours d'édition chez Dargaud) des aventures de Charlie Brown, Snoopy et tous les autres. Presque contraint sous la torture à acheter le premier tome, il m'aura fallu deux volumes (sur les 12 ou 13 déjà parus, 25 environ étant prévus au total) avant d'être véritablement séduit (et désormais accroc, satané libraire !).



Car Peanuts n'est pas un strip comique au sens basique du terme. Certes, la plupart des strips sont drôles, mais d'une façon discrète, tendre, attachante, sans éclat de rire franc. L'intérêt n'est pas là. L'intérêt (pour moi) se trouve dans le décalage entre ce monde peuplé exclusivement d'enfants et d'animaux, qui aurait donc dû être innocent, joyeux, festif, et la mélancolie presque omniprésente, voire l'état de dépression, qui guette plus ou moins chaque personnage. Ce décalage ne fait que renforcer la puissance des émotions qui nous submergent forcément par moments, lorsqu'on se reconnaît dans les états d'âme de ces Little People (titre qu'aurait préféré garder l'auteur).


De plus, Schulz semble particulièrement ouvert d'esprit pour son époque. Sans être polémique, sans chercher à faire de leçon de morale, il aborde des sujets pas forcément évidents (la place des femmes dans la société, le pluralisme racial et culturel) de façon naturelle (quand on lui a reproché - ou quand on l'a loué - d'avoir introduit un personnage noir, il a simplement répondu qu'il n'y avait pas particulièrement réfléchi, que cela s'était imposé car - oui - les Noirs font tout simplement partie de la société américaine). Enfin, l'absurde et l'imagination ont une place centrale dans ce strip, à travers Snoopy notamment, qui s'imagine tour à tour en héros de la Première Guerre mondiale, en vautour affamé ou en écrivain maudit. On comprend aisément que Peanuts ait influencé un grand nombre d'auteurs de BD et d'artistes depuis plusieurs générations.



Autre temps, autre continent, un auteur nettement moins connu chez nous mais non dénué d'intérêt : l'argentin Liniers, qui publie sa série Macanudo (4 tomes à ce jour) chez l'éditeur québecois La Pastèque. Encore un coup de mon diabolique libraire, mais cette fois pleinement consenti.


Il faut dire que Macanudo est truffé de manchots de Patagonie, et je ne résiste ni aux manchots ni à la Patagonie. Strips en couleur variés, avec plusieurs personnages récurrents, Macanudo est une vision à la fois pertinente, absurde et sensible de la société argentine (oui, bon, je dis ça car l'auteur est argentin, mais à part quelques strips pour lesquels il me manquait clairement des références culturelles, cette BD s'adresse évidemment au plus grand nombre). On y côtoie donc des manchots écartelés entre le désir d'individualité et le réconfort du groupe, une petite fille, Enriqueta, amatrice de livres et de flâneries accompagnée de son chat parlant Fellini et de son ours en peluche Madariaga (je ne sais pas si Liniers a lu Calvin & Hobbes, mais par moments je les trouve assez proches), des lutins étranges qui hantent nos rêves, des hommes seuls en proie à leurs démons, une vache qui nous explique les dessous du cinéma, un robot sensible, un couple dont l'amour résiste aux petites déceptions du quotidien, j'en passe et des meilleures.


Comme Peanuts, ce n'est pas drôle à proprement parler (parfois oui, souvent non), mais il y règne une tendresse, un amour des gens, un attachement aux petits détails qui rendent la vie intéressante, qui font que, même si on n'adhère pas à tout, on tourne les pages à vitesse grand V. Et, encore une fois en ce qui me concerne, Macanudo regorge de situations et de sentiments qui ne me sont pas étrangers...




On change de registre avec Le Strict maximum de Charlie Poppins, auteur français publié chez Dargaud. Déjà, les strips ne font qu'une case. Ensuite, ils sont ouvertement drôles, ironiques voire cyniques, même si je suis passé à côté de certains. Instantanés percutants de notre société, ils jouent autant sur l'absurde de notre monde que sur ses travers inhumains. Pas facile d'être aussi efficace en une seule case, et pourtant Charlie Poppins fait souvent mouche, proche en cela de Olivier Tallec et son Bonne journée, chez Rue de Sèvres. Un auteur clairement à suivre.



J'ai découvert Tony Millionaire par ses illustrations pour la revue Believer (version française chez le regretté Inculte du Believer américain) avant de tomber par hasard sur une BD sortie chez Rackham au format intrigant, le premier volume de la série Maakies.


On y voit un singe (Oncle Gabby) et un corbeau (Drinky Crow), embarqués sur un navire pour le pire (souvent pour le navire), dépressifs, alcooliques et suicidaires (ils se font sauter la cervelle quasiment à chaque strip). Ici l'humour est très noir, cruel, et les situations ressemblent à des délires d'alcooliques - il y a fort à parier que l'auteur lui-même tête la bouteille plus que de raison... Rackham va visiblement publier l'intégrale de ces strips et mon libraire maléfique m'a déjà réservé le tome 2. À noter que Millionaire est aussi l'auteur de trois autres BD chez Rackham (Sock Monkey, Oncle Gabby et Sock Monkey, nouvelles aventures d'un singe de chiffon), mettant en scène, dans de courtes histoires, les mêmes personnages (Oncle Gabby et Drinky Crow) mais sous forme de jouets de chiffon vivants, dans lesquels l'alcool est moins présent mais l'onirisme et la beauté beaucoup plus. Je crois que ce qui me touche le plus chez Millionaire, c'est le désespoir, notamment amoureux, qui transpire de ses BD. Pas vraiment déprimant, mais pas non plus propice au rire à gorge déployée !



Pour finir, je viens juste de commencer l'intégrale des strips Kinky et Cosy, du belge Nix, paru chez Le Lombard. On y suit principalement deux fillettes jumelles espiègles voire franchement barrées. L'humour irrévérencieux (voire franchement trash) et la perversité règnent en maître. Je n'ai pas beaucoup à en dire pour le moment, à part que les premières pages m'ont arraché quelques rires francs qui font du bien.



vendredi 20 février 2015

Dreamshot #2 - La Révolte des pirates

La vague avait déposé la caravelle sur un arbre gigantesque au milieu de la place du village. Nous nous étions alors activés pour masquer notre présence : démonter le bateau, le transformer en cabane cachée au milieu du feuillage. Il faisait nuit, personne ne nous avait vus. La densité du branchage empêchait la lumière discrète de nos lampions d’être aperçue depuis la place. Néanmoins nous pouvions observer sans difficulté les allées et venues des habitants et des Soldats Tristes. Dimitri était chargé du ravitaillement et de l’évacuation des déchets, c’est lui qui prenait le plus de risques. Il nous ramenait des boîtes de conserves et du maté, et nous faisions un feu au cœur de l’arbre pour cuire la nourriture et nous réchauffer durant la nuit. Maria guettait la mer et l’arrivée des renforts. Esteban et Rory jouaient aux cartes en attendant de pouvoir assassiner le Colonel Triste. Et moi je surveillais la place.

Un après-midi, les élèves de l’école jouaient au ballon en-dessous de nous. Les cris des enfants montaient jusqu’à notre refuge, pleins de vie. Je tenais la main de Maria en les regardant. Elle souriait. « Bientôt ils seront libres », lui chuchotai-je à l’oreille. Puis tout s’assombrit. Des bruits de pas cadencés couvrirent les voix des enfants qui se turent petit à petit. Les Soldats Tristes débarquèrent sur la place, le Colonel Triste à leur tête. Les écoliers se mirent en rang, dociles. Esteban et Rory se crispèrent. « Pas maintenant », dis-je. Nous ne pouvions pas prendre de risque avec les enfants. « Tout va bien se passer, dis-je à Maria, retourne observer la mer ».

Le Colonel Triste passait les élèves en revue : la mise de leur uniforme, la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux, la propreté de leurs mains. Soudain Maria étouffa un cri. « Les renforts ! » Esteban, Rory et moi nous précipitâmes du côté de la mer. Des dizaines de bateaux étaient apparus à l’horizon. Nous nous serrâmes les épaules en souriant.

Est-ce le fait d’avoir abandonné ma surveillance qui provoqua l’incident ? Qu’aurais-je vu si j’étais resté à regarder les enfants ? Quand je regagnai mon poste, il ne restait plus d’eux qu’une longue guirlande en papier rouge de silhouettes grandeur nature, comme ma mère en découpait pour mon anniversaire dans du papier crépon. Le vent la faisait voltiger au-dessus des pavés. Dessous, un ballon rebondissait, abandonné. Dans une rue s’enfuyant de la place, la colonne des Soldats Tristes s’éloignait et formait une masse sombre fantomatique diminuant au fur et à mesure. Quand le silence fut total, je vis le ballon rouler jusqu’au corps de Dimitri, étendu au pied de l’arbre.

Depuis nous attendons les renforts en contenant notre rage. La Révolution sera sanglante. Les jours du Colonel Triste sont comptés.

vendredi 16 janvier 2015

Rêver / veiller



« Le rêve n’est pas qu’une fonction de la vie. Il affecte la vie, autant que le réel affecte le rêve. C’est une boucle à laquelle les gens ne pensent pas. Ils ont peur de croire que leurs rêves peuvent influencer leur vie… alors que c’est le cas. C’est juste qu’ils ne l’acceptent pas. »

Cette phrase est extraite de l’interview de David Calvo par Richard Comballot, publiée dans le livre Clameurs chez La Volte fin 2014. Un livre intéressant à bien des égards, autant pour en apprendre plus sur le travail et les motivations de certains auteurs, que pour découvrir leur face cachée – et aussi se rendre compte que les choix de La Volte pour construire son catalogue sont loin d’être hasardeux et présentent une véritable cohérence littéraire et politique. Pour en savoir plus, je vous conseille la chronique de l’excellente Rosa Abdaloff lors de l’émission de la Salle 101 du 11 décembre 2014 (que vous pouvez écouter ici).

Si j’ai extrait la citation de David Calvo, c’est qu’elle me touche particulièrement – en fait, tout ce que j’ai lu de David Calvo me touche. Je raconte parfois mes rêves à mes amis, des rêves étranges voire fantastiques ou de pure SF. J’ai tendance à les prendre comme des histoires et ne cherche pas à les interpréter ou à les rapprocher de ma vie réelle, mais il est vrai que quelques fois certains influencent pendant plusieurs jours mon état d’esprit, en faisant remonter à la surface des émotions que je tente d’enfouir ou que je croyais avoir oubliées.

Je n’ai jamais eu de problème pour différencier le rêve de la réalité. En grande partie parce que mes rêves présentent rarement une continuité d’une nuit à l’autre (cela arrive parfois, mais rarement). Alors que la continuité de la vie réelle est indéniable. On m’a parfois reproché de ne pas avoir les pieds sur terre, malheureusement je suis fermement arrimé au sol. Cela ne m’empêche pas de m’intéresser aux rêves et de me poser la question suivante : que se passerait-il si les rêves acquéraient le même caractère de continuité que la réalité ? Mon temps de conscience se partagerait alors à égalité entre le rêve et le réel.

Lors de mes phases éveillées, je continuerais de raconter mes rêves à mon entourage. Il s’étonnerait de leur richesse et de leur durée – l’équivalent d’une journée entière. Il se moquerait de leur caractère fantastique et des choses incroyables et impossibles qui s’y passeraient. Puis nous vaquerions chacun de notre côté à nos activités parfaitement réelles – prendre le RER, regarder la télé, manger au restaurant.

En plein sommeil, je raconterais ma vie réelle – prise pour un rêve – à ces mêmes personnes (ainsi qu’à quelques extraterrestres de passage) qui s’étonneraient cette fois de sa triste platitude, de son manque d’inventivité, d’originalité et d’horizon, avant d’attraper le prochain bateau souterrain pour relier Nation à Châtelet. De mon côté, je me réjouirais de cette vie si variée comparée à la pauvreté de mes rêves et monterais sur le premier nuage volant venu pour regagner ma cabane dans la forêt aérienne.

Et plus rien ne me permettrait de savoir avec exactitude quand je vis et quand je dors. L’incertitude m’obligerait à continuer de vivre les deux (ce serait con de merder dans la vie réelle et du coup compromettre la vie rêvée !), mais au moins cette fois il y en aurait une qui vaudrait le coup.

En attendant, il reste les livres de David Calvo. Ça me fait penser que je n’ai toujours pas lu Minuscules flocons de neige depuis dix minutes, moi…

dimanche 14 septembre 2014

Dreamshot #1 - La Plaine aux Nuages

Nous roulions à vive allure sur la route rectiligne et grise. De chaque côté, la Plaine aux Nuages défilait comme un décor de cinéma. Le clair de lune donnait au paysage des allures de nuit américaine. La nue ressemblait à un troupeau de moutons et projetait des ombres diffuses sur la végétation desséchée. Parfois, Carlos quittait la route pour éviter les nuages, écrasant les buissons qui craquaient sous les pneus du cabriolet. Quand les nuages étaient à la bonne hauteur, il me suffisait de tendre le bras pour les toucher du doigt. Leur texture rappelait celle d’une pelote de laine. Verónica et Angélica n’osaient pas m’imiter de peur de se blesser, mais elles riaient à chaque fois qu’elles me voyaient caresser les moutons blancs, et leurs rires étouffés par la poussière se perdaient dans le vent. Je me retournais souvent pour les observer, et leurs regards malicieux me procuraient un bonheur intense. Carlos ne disait pas un mot, il restait concentré sur la route, mais son visage exprimait un peu de jalousie. Je lui dis qu’au retour je prendrais le volant, et il se détendit.

À un moment nous aperçûmes une voiture encastrée dans un nuage échoué. Le choc avait dû les faire dériver avant qu’ils ne s’abîment dans la plaine. Nous allions trop vite pour distinguer les corps et il n’était pas question de ralentir. L’incident n’altéra pas l’humeur joyeuse qui régnait dans la décapotable. Nous connaissions les dangers de la Plaine aux Nuages.

Quand nous arrivâmes au casino, la pluie se mit à tomber, nimbant les enseignes lumineuses d’un halo fantomatique. Un éclair zébra le ciel au-dessus de nous, suivi d’un coup de tonnerre assourdissant. J’offris mon blouson comme protection à Verónica tandis que Carlos rabattait la capote de la voiture. Puis nous nous précipitâmes dans le hall.

mercredi 16 avril 2014

Kobo Town vs Nii Ayikwei Parkes

Je vous sens frémir d’enthousiasme, chers (car peu nombreux) lecteurs. Mais ce billet ne doit pas être pris pour le signal de la renaissance d’un blog moribond depuis un an. On verra plus tard si la motivation persiste. Je voulais juste faire part de deux découvertes récentes, l’une musicale, l’autre littéraire.

Figurez-vous que j’étais dans le train tout à l’heure (les nouveaux trains de banlieue, tout beaux, tout neufs, mais à la sonnerie de fermeture des portes tellement stridente qu’on a envie de se jeter sous les rails – mais je digresse déjà), à déballer l’album Jumbie in the Jukebox du groupe Kobo Town (Stonetree Records, 2013), découvert grâce à Radio Nova, un groupe mélangeant « calypso, roots reggae, acoustic performance, dub studio techniques and Trinidadian/Jamaican cultures » (je le mets en anglais pour ne pas mal le traduire, même si j’imagine qu’on dit à peu près pareil en français). Me jouant dans la tête l’air du premier titre, Kaiso Newscast, je lisais l’introduction du compositeur, citant ses inspirations, notamment ces fameux jumbies, esprits du folklore caribéen. Dans la mesure où, quelques semaines plus tôt, je lisais Notre quelque part, de Nii Ayikwei Parkes (Zulma, 2014), qui évoque entre autres les esprits des ancêtres au Ghana, j’ai trouvé la coïncidence amusante.



Dans ces cas-là, les coïncidences sont rarement isolées. Ce premier titre parle de la musique calypso, surnommée à Trinité « le journal du peuple », utilisée pour diffuser les nouvelles du monde et les commenter. Elle critique les médias actuels (télévision notamment), qui font de l’actualité comme un employé de chez McDo fabrique un Big Mac, et qui sont plus souvent vecteurs de propagande que d’information :
Three cheers, three cheers America
I hear how allyuh catch a dictator
Gone down in a hole to catch a mouse
While a rat livin’ large in the white house
On pourra goûter le sarcasme, mais ce qui m’a le plus frappé en comprenant enfin ces paroles, c’est cette notion de musique servant à diffuser des histoires, rumeurs ou vérités :
Kaiso better than Fox News or CNN
Because calypso don’t pretend
To inform without comment
Or separate fact from argument
It don’t hide behind stats and figures
And admits its sources are gossip and rumour
But you will never hear how Bin Laden(1) was seen
Liming with Chavez down by the Muslimeen
Et cela m’a fait penser à Notre quelque part (sans doute à cause de la proximité temporelle de ces deux découvertes), dans lequel une affaire de police sera élucidée en écoutant l’histoire d’un chasseur de village. Le chasseur a beau insister sur le fait qu’il s’agit d’une histoire et que s’il parle à la première personne, ce n’est pas vraiment lui qui l’a vécue, ni le héros ni le lecteur n’est dupe : « Dans la tradition de nos Aînés, sεbi, je vais peut-être me glisser moi-même dans cette histoire, mais ce n’est pas moi, hein. Vous avez bien entendu ? »

L’histoire (via sa transmission orale) est ici un prétexte pour raconter la vérité, tout en faisant planer un doute quant à son authenticité, laissant à l’auditeur le soin de l’interpréter. Car les esprits – les jumbies – font partie de cette histoire, et sous quelle autre forme que la fiction peut-on les évoquer sans les dépouiller de leur substance mystérieuse ?

J’admets que ce rapprochement entre Jumbies in a Jukebox et Notre quelque part est quelque peu hasardeux, mais ce double écho jumbies / esprits des ancêtres et « people newspaper » / conte africain m’a semblé intéressant.

Si vous voulez en savoir plus sur Notre quelque part, j’en ai parlé plus longuement dans la Salle 101 ici. Vous pouvez aussi fureter sur le net, car il a eu un certain nombre de papiers élogieux, notamment celui-ci qui insiste sur la qualité de la traduction.

Quant à Kobo Town, étant incapable de parler correctement de musique, vous pourrez vous faire une idée vous-mêmes grâce à Deezer ou Youtube.
 

 (1) NSA, si tu passes par là, non, je ne suis pas un terroriste en puissance. Mais merci pour mes stats de lecture

mercredi 6 mars 2013

La banane

Il y a des périodes où l’on a besoin de lire des livres légers, drôles, sans conséquences, sans pour autant abdiquer son intelligence. La Cité des oiseaux, d’Adam Novy, paru en janvier chez Inculte, c’est génial (j’en parlerai d’ailleurs demain dans la Salle 101), mais ce n’est pas vraiment ça qui remonte le moral. Ces derniers temps, je me suis donc orienté vers des livres plus courts, au gré de conseils amicaux et du hasard, histoire de retrouver la banane.


Commençons par Mon chien Stupide, de John Fante, qui m’a été conseillé par Eve (le livre faisait partie de la sélection de Fabrice Colin à Charybde en juin 2012, mais j’avoue qu’alors ce roman ne m’avait pas fait de l’œil). Henry, un scénariste au chômage, la cinquantaine, affublé d’une femme et de quatre enfants dont il ne sait s’il les aime ou les déteste, découvre un jour dans sa cour un chien gigantesque qui dort sous la pluie. Après avoir tenté de s’en débarrasser, il se prend d’affection pour Stupide et décide de le garder : un chien qui essaye de s’enfiler tout ce qui bouge (surtout le fiancé de la fille d’Henry, sorte de surfer fainéant qui vit dans son van et parasite le frigo de la maison) ne peut pas être foncièrement mauvais. C’est très drôle, sarcastique, parfois méchant, c’est surtout la détresse d’un homme qui regarde derrière lui et voit ses rêves perdus au loin. Malgré ses défauts (il est égoïste, raciste, homophobe et misogyne, bref un pur produit de son époque), Henry en devient attachant de par sa mélancolie et l’affection qu’il porte à ce chien véritablement stupide.


Continuons par Boris Vian. Je n’avais jamais lu Boris Vian (allez-y, je vous laisse 30 secondes pour me siffler, me huer, m’insulter). La sortie prochaine de l’adaptation de L’Écume des jours par Michel Gondry m’a décidé à me lancer. Certes, les aficionados du roman crient au scandale et à la trahison devant la distribution, Romain Duris et Audrey Tautou en tête. En même temps je les comprends : quand on a lu et adoré un roman dans sa jeunesse, on s’en est fait une idée précise et les acteurs qu’on nous impose ne peuvent satisfaire nos attentes. Mais je suis un fan de Michel Gondry, j’irai donc voir le film. Pas sans avoir lu roman. Dont acte. Je n’en parlerai pas trop ici, déjà parce qu’il n’est pas vraiment drôle : il est parcouru d’une fantaisie débridée particulièrement attachante, mais il est aussi, et avant tout, triste. Et j’ai trouvé les personnages assez fades, au final – et du coup les voir interprétés par Romain Duris et Audrey Tautou ne me choque pas tant que cela (30 nouvelles secondes d’invectives).


En revanche, j’ai beaucoup plus apprécié Vercoquin et le plancton, conseillé par Léo Henry lors de sa venue chez Charybde. Déjà, il est nettement plus drôle, hilarant par moments. L’intrigue ne présente aucun enjeu mélodramatique, ce qui en fait un roman léger, idéal pour se vider la tête. L’heure est à la fête, dans des surprises-parties effrénées où se mêlent sexe (entre tout et n’importe quoi), alcool, danse, sans que la morale n’ait son mot à dire. Ce que je trouve excellent chez Vian – et c’est aussi présent dans L’Écume des jours – c’est la totale absence du souci des convenances : les gens baisent partout quand ça leur chante, ils se tuent les uns les autres sans culpabiliser ni être le moins du monde ennuyés. Le tout est écrit avec une finesse qui supprime toute vulgarité pour lui substituer la malice et de grands éclats de rire. Vercoquin et le plancton n’en est pas pour autant vide de sens : si l’absurde règne, c’est surtout pour pointer les excès et incohérences d’une société d’après-guerre gangrénée par les souvenirs des conflits et une bureaucratie aberrante.


Puisqu’on en est aux conseils de Léo Henry, il m’est impossible de ne pas mentionner le Bestiaire, d’Alexandre Vialatte. Je n’ai pas encore fini ce recueil de chroniques que Vialatte publia essentiellement dans le quotidien La Montagne, qui dressent les portraits absurdes et drôles d’animaux plus ou moins exotiques. Si j’en parle, c’est qu’il colle parfaitement au sujet : le style de Vialatte, érudit sans être barbant, à l’humour sophistiqué, nous offre de petites fenêtres amusantes (bien que tout ne soit pas drôle à se tordre) sur un monde où l’exactitude scientifique le dispute à l’imagination la plus farfelue. L’intérêt est que l’on peut piocher à sa guise dans ces portraits sans avoir besoin de s’envoyer le livre en entier – ce qui est sans doute peu recommandé pour éviter l’effet de répétition.


Pour rester dans la catégorie « animaux » (non mais vous avez vu ces transitions, quand même !), je suis tombé par hasard sur un petit livre des éditions Allia : La Loterie du jardin zoologique, de Kurt Schwitters (qui participa au mouvement dada). Je n’en dirai pas beaucoup car c’est très court, mais là aussi l’absurde et la fantaisie sont rois. Je me contenterai de citer l’avertissement de l’auteur qui figure à la fin de la nouvelle : « L’auteur a rédigé cette histoire en détail pour démontrer clairement le risque majeur lié à une loterie de jardin zoologique. On ne devrait pas méconnaître ce danger extraordinaire, et l’on devrait aménager le zoo de sorte que ses occupants puissent y être hébergés convenablement : un désert pour le lion, un fleuve pour l’hippopotame et une haute montagne pour les bouquetins. C’est de l’aide sociale aux animaux et c’est ce qui leur convient. »


Enfin, histoire de dissiper les dernières brumes de morosité qui pourraient résister à tant de bonne humeur, rien de tel qu’un recueil de Julien Campredon, en l’occurrence L’Assassinat de la dame de pique. Après Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes et L’Attaque des dauphins tueurs, on retrouve avec joie l’inépuisable faconde de Julien Campredon, qui se moque de lui-même autant que des autres avec le même entrain. Je n’ai pas encore terminé le recueil, que je fais durer jusqu’à mon départ pour Madère, parfaite transition riante entre la grisaille parisienne et le soleil du sud. Mais je ne doute pas de prendre autant de plaisir qu’avec ses précédents livres.

mercredi 27 février 2013

En réalité, tu rêves !

On m’a parfois reproché, de par mes lectures science-fictionnesques ou mon penchant pour les salles obscures, de ne pas avoir « les pieds sur terre ». Chose que j’admettais alors, plus par désir de me plier au regard des autres que par conviction intime. Aujourd’hui, si javoue que certaines rêveries parasitent parfois mon rapport au réel (cela a quelque chose à voir avec la théorie des patates submentionnée), je refuse un diagnostic si simpliste. Déjà, je trouve amusant dutiliser une métaphore – outil de déformation de la réalité par excellence – pour critiquer un caractère rêveur. J’ai les pieds bien sur terre, merci, je ne rampe pas, je ne vole pas, et je ne marche pas sur les mains. Par ailleurs, ce sont souvent les mêmes qui ont une vision restreinte de la réalité, au point de se fabriquer des œillères qui les coupent progressivement de celle des autres – ce qui peut réserver des surprises. Mais cela, je ne les en blâmerais pas. Car c’est bien normal : la réalité n’existe pas.

Je veux dire, chacun a sa propre perception du monde, et la communication directe de cerveau à cerveau n’ayant pas encore été inventée, il est impossible de connaître complètement, et encore moins comprendre, la vision qu’une autre personne se fait de l’existence. Il y a quelques jours, un collègue me faisait part de sa théorie des cercles d’amitié, se comparant avec le cœur d’un oignon (oui, ce n’est pas très gratifiant, mais avouez qu’il faut un certain courage pour s’imaginer en oignon) autour duquel différentes strates « sociales » s’organisent : en fonction des affinités qu’il ressent pour ses amis, il place ceux-ci plus ou moins loin du cœur de l’oignon. Le problème, c’est que ces mêmes amis ne le placent pas forcément, lui, au même niveau, ce qui peut être source de malentendus. En fait, il se trouve que j’ai la même théorie pour l'amour, mais avec des patates (donc).

Bref, tout cela pour dire : s’il est évident que, au contact des autres, on échange/on s’enrichit/on se modifie/on s’adapte/on change de point de vue, la symbiose complète n’existe pas. Bon, j’imagine que des sociologues ou philosophes ont déjà dit cela et bien mieux que moi. Si j’ai abordé le sujet, c’est parce qu’il me semble que la littérature est l’observatrice privilégiée de cet état de fait, à plusieurs niveaux. Je m’en vais donner quelques exemples, évidemment subjectifs et non exhaustifs.


Ainsi, dans Argent brûlé, Ricardo Piglia relate un braquage ayant réellement eu lieu à Buenos Aires en 1965. Se fondant sur les résultats de l’enquête officielle, des articles de presse et la rencontre de personnes ayant un rapport plus ou moins direct à ce fait divers, Piglia retrace l’épopée des bandits et le destin de l’argent volé. Sa démarche est donc plus proche du journalisme que de la fiction. Sauf que les différentes versions qui lui sont contées ne concordent pas toujours. Comment, dès lors, savoir ce qu’il s’est réellement passé ? Piglia ne répond pas, et ne veut pas répondre : il donnera autant de crédit à chaque version, et profitera de leurs failles pour apporter, parfois, sa propre vision des choses. Très peu d’invention, donc, et pourtant il est impossible de savoir, pour le lecteur, où se situe la vérité. Ou plutôt, rien n’est faux, il n’y a que des vérités incompatibles.


Un autre aspect des liens entre fiction et réalité se trouve dans Don Quichotte, de Miguel de Cervantes, et El último lector, de David Toscana. J’ai déjà parlé de ces deux romans dans un article sur feu le Cafard Cosmique, « Les héritiers de Don Quichotte : quand la littérature parle de littérature ». Sans me répéter, disons simplement que les héros de ces livres, écrits à plusieurs siècles d’écart, cherchent à faire coïncider la réalité avec la littérature, par malice, passion ou folie. Dans le premier, Don Quichotte, féru de romans de chevalerie, part à l’aventure pour séduire sa Dulcinée, convaincu que les fictions qu’il vénère relatent des exploits réels. Ceux-ci deviennent dès lors son modèle de vie. Dans le second, Lucio, bibliothécaire d’un village désert du Mexique, oriente une enquête criminelle à l’aide de citations littéraires, pour forcer le réel à se plier aux fictions qu’il admire. Le réel est donc bien là, mais les héros ne s’y plaisent pas et cherchent, volontairement ou non, à le convertir à leurs goûts.


Chez Christopher Priest, c’est encore autre chose : la réalité dépend de notre perception. Le fantastique naît ainsi de la différence de ressenti entre les personnages. C’est particulièrement prégnant dans Le Glamour, l’un de mes livres préférés, un véritable chef d’œuvre de finesse et de sensibilité autour de la mémoire, notamment. Que doit-on croire quand une personne n’a pas les mêmes souvenirs que nous d’un événement ? Je ne peux en dévoiler davantage, si cela vous intéresse j’en ai parlé à la Salle 101 ici.


Philip Dick (1) va encore plus loin. Pour lui, la réalité n’est pas ce qu’elle prétend être – je ne devrais pas généraliser étant donné que j’en ai lu finalement assez peu, les spécialistes me corrigeront. Dans Ubik, notamment, les personnages s’interrogent au fur et à mesure sur l’expérience qu’ils vivent. Cette phrase, désormais célèbre, donne quelques frissons lorsqu’on la lit la première fois : « Vous êtes tous morts, je suis vivant. »


Enfin, on ne peut pas parler de ce sujet sans citer Michel Jeury, l’un des meilleurs écrivains de SF selon moi. Chez lui, la notion même de réalité n’a plus de sens. Dans Le Temps incertain, une drogue (ou un accident violent) peut projeter un individu dans un état de chronolyse, sorte de monde subjectif hors du temps qui peut s’étendre à l’infini et via lequel des personnes de différentes époques peuvent communiquer. Cette notion de subjectivité est poussée à l’extrême dans son dernier roman SF, May le monde, au point que l’on ne sait plus si ce que l’on lit est authentique ou fantasmé, subjectif ou objectif. May le monde se rapproche assez de ce que pourrait être une expérience schizophrène – c’est en tout cas l’impression que j’ai eue après avoir lu l’anthologie Le Jardin schizologique compilée par Olivier Noël pour La Volte, et qui est devenue ma référence en terme de représentation littéraire de cette maladie.


J’imagine qu’il y aurait encore tant et tant à dire. Je voulais juste partager quelques lectures sur ce thème. En tout cas elles renforcent mon opinion méfiante sur ce que l’on appelle réalité. Les mauvaises langues vont encore dire que je me réfugie dans les livres pour en déduire une interprétation fallacieuse du monde. Sans doute ne considèrent-ils la littérature que comme une forme de divertissement sans conséquence. Vous aurez compris que jestime quils ont tort.


(1) Non rien, juste une petite dédicace à ceux qui emploient scandaleusement le raccourci « K. Dick » ;-)