mercredi 6 février 2013

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Ce blog n’a pas pour vocation de publier des chroniques travaillées (à défaut d’être bien écrites). Je vais pourtant faire une entorse à cette règle pour Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, de Mathias Énard, en reproduisant ici ce texte écrit il y a environ deux ans (à la sortie du roman chez Actes Sud) pour une revue qui n’aura jamais vu le jour. Je n’avais pas encore trouvé d’opportunité valable de le publier ailleurs, et il prenait la poussière numérique dans l’obscurité de mon disque dur. Or, le roman ressort en poche ces jours-ci chez Babel, c’est donc l’occasion idéale de tirer cette chronique de l’oubli.


S’attaquer aux zones d’ombre de l’Histoire est un pari risqué qui peut sombrer sur l’écueil de la précision excessive, affichant une documentation imposante mais rébarbative. Ou au contraire sur celui de l’extrapolation romanesque abusive au détriment de la véracité historique. Trouver un équilibre est donc une tâche peu aisée dont Mathias Énard s’est pourtant acquitté avec une réussite impressionnante. L’auteur de Zone (2008) revient chez Actes Sud avec ce court roman qui parvient à nous captiver autant par son contexte historique que par sa charge émotionnelle, rappelant à ce titre le magnifique texte de Pierre Michon, Les Onze. Spécialiste du Moyen-Orient, Énard met sa culture au service de son récit et non l’inverse, livrant dans Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants un mélange subtil entre histoire et Histoire.

Nous sommes au début du 16ème siècle. Michel-Ange, engagé par le pape Jules II pour édifier son tombeau, quitte Rome, agacé par les retards de paiement de son employeur. Il est alors contacté par le sultan de Constantinople qui lui demande de concevoir un pont enjambant la Corne d’Or, estuaire se jetant dans le détroit du Bosphore. Un pont censé unifier les deux rives d’une cité cosmopolite et sur lequel Léonard De Vinci s’est déjà cassé les dents. Au-delà du défi technique et artistique que représente cette mission, Michel-Ange va devoir faire face à une culture aussi enivrante que déroutante, à la colère de Jules II et, peut-être, à l’amour.


Le contexte historique décrit par Mathias Enard est rigoureusement authentique. Michel-Ange a bien séjourné à Constantinople à la demande du sultan pour y construire un pont. En revanche, on sait peu de choses sur le séjour en lui-même qui n’aura pas laissé de trace marquante dans l’Histoire. Et c’est là qu’intervient le talent de l’auteur : parvenir à concilier fiction et réalité historique d’une façon parfaitement crédible, en imaginant ce segment effacé de la mémoire du monde. En quelque sorte,
Énard construit lui-même un pont entre cette époque lointaine et la nôtre, un pont de mots qui franchit aussi bien le temps que les frontières du réel.

La figure du pont est d’ailleurs au centre du roman, à deux niveaux. En premier lieu comme élément de l’intrigue. L’édifice possède une dimension politique admirablement retranscrite. Il est présenté comme « le ciment d’une cité », « un pont politique ». Il révèle les paramètres diplomatiques de l’échiquier mondial, symbolisés par la position instable de Michel-Ange qui fuit le pape pour aider l’ennemi des chrétiens : la puissance politique et guerrière de Jules II, les relations tendues entre chrétiens et musulmans qui oscillent de la tolérance à la méfiance, de l’acceptation au rejet.


Le pont est aussi présent sous forme métaphorique, à travers l’art.
Énard montre toute la force de l’art en tant que passerelle entre les cultures. En bon chrétien, Michel-Ange a une aversion certaine pour la religion musulmane. Pourtant, il tombe en admiration devant l’architecture byzantine et se laisse séduire par une vie nocturne dont il ne soupçonnait pas les délices. Cette personnalité déjà pleine de contradictions (il fuit le pape et pourtant il court après sa reconnaissance, il oscille entre fierté, égo démesuré et anxiété) va en hériter d’une nouvelle, celle de craindre les charmes d’une civilisation étrangère tout en les admirant. À travers cette connexion esthétique, Énard dévoile les mécanismes de l’inspiration artistique. Malgré sa célébrité et son expérience, Michel-Ange connaît les affres du doute et de la feuille blanche (« l’ampleur de la tâche l’effraie »). Ce n’est que devant la splendeur de Byzance que cet homme, émerveillé comme un enfant, va retrouver l’étincelle créatrice : « Son regard est transformé par l’altérité. »

Cette thématique de la création est approfondie par l’auteur avec une grande acuité.
Énard imagine les motivations de Michel-Ange dans l’élaboration de ses œuvres. Il cherche à découvrir le moteur de son art, avec des suppositions qui sonnent tellement juste qu’on en oublie le caractère hypothétique. On suit également l’évolution des intentions de Michel-Ange, qui a accepté ce travail d’abord par vengeance envers Jules II et Léonard De Vinci, puis qui finit par se prendre au jeu de la beauté : « Michel-Ange est modelé par son œuvre », nous dit Énard. Mieux, on voit l’œuvre à venir de Michel-Ange prendre forme sous nos yeux : l’auteur tisse des liens avec les futures réalisations de l’artiste et montre comment ce voyage dont l’Histoire n’a gardé que peu de traces a influencé son imaginaire.

Mais il n’y a pas que les sens artistiques de Michel-Ange qui sont décuplés par l’étrangeté, la nouveauté. Ses sens physiques le sont tout autant. Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants est habité par un érotisme discret mais néanmoins très présent, à travers notamment deux personnages qui vont développer la sensualité de Michel-Ange. Le premier est Mesihi, le guide de Michel-Ange, poète et protégé du vizir Ali Pacha, objet d’un portrait remarquable par l’auteur. Il va naître entre les deux hommes une relation subtile et touchante qui hésite entre admiration, amitié et amour. Le second est une musicienne andalouse aux allures androgynes, que Michel-Ange va croiser plusieurs fois, tombant sous son charme, et qui prend la parole à plusieurs reprises, sorte de fil conducteur sensuel et sexuel. Ainsi, comme dans la citation de Kipling en exergue du roman, celui-ci parle aussi d’amour, avec justesse et finesse.


Mais il ne suffit pas de parler d’art, de beauté et d’amour pour composer un beau roman. Encore faut-il que l’écriture soit à la hauteur de l’ambition thématique, le reflet de son sujet. Et c’est ici le cas. Dès les premières lignes du récit se dégage une puissance d’évocation phénoménale. En quelques phrases d’une poésie envoûtante,
Énard dresse un tableau visuellement et émotionnellement ensorcelant, dont le pouvoir attractif ne faiblira pas au fil des pages. À ce titre, les passages racontés par la musicienne andalouse sont les plus réussis et concentrent toute la richesse thématique du roman. Ils font le lien entre l’art et l’Histoire, entre les histoires et l’Histoire. Ils présentent notamment les récits comme le ciment d’une civilisation – un autre pont –, l’aidant à faire face au vide inquiétant que représente le futur, à échapper au poids étouffant du passé et à combler le vide de nos souvenirs perdus. En quelque sorte, la fiction est une façade pour occuper le monde et lui faire oublier la nuit qui l’entoure. Le séjour de Michel-Ange à Constantinople est l’occasion pour l’artiste d’échapper à tout cela, justement. Énard établit un parallèle entre la fuite en avant de Michel-Ange et la nostalgie du passé de l’Andalouse, hantée par le souvenir de son pays qui ne peut plus subsister qu’à travers les histoires. L’auteur rend ici hommage à cette nostalgie, en imprimant le voyage oublié de Michel-Ange dans la mémoire de la littérature. Et qui osera prétendre que cela n’a pas pu se passer ainsi ?

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