mercredi 20 février 2013

Pas Denzel Washington

Non, cet intitulé n’a pas pour but d’attirer fallacieusement du trafic en bénéficiant de la notoriété d’un autre. Voyez-le plutôt comme un hommage (ou un plagiat, si vous êtes d’humeur mauvaise), que j’expliciterai tout à l’heure, au titre du roman Pas Sidney Poitier, de Percival Everett, paru chez Actes Sud. Ce livre m’a sauté dans les mains après la rencontre de l’auteur à la librairie Charybde (que l’on peut écouter ici), où les tenanciers ont déroulé un show d’anthologie, alternant extraits de romans et questions auxquelles Everett a répondu avec bonne volonté – bien qu’un peu en retrait au début, il fut rapidement mis en confiance par sa traductrice Anne-Laure Tissut, qui joua le rôle d’interprète avec une application qui m’a impressionné.


Pas Sidney Poitier raconte les aventures aux confins de l’absurde du jeune Poitier, Noir américain des années 70 prénommé par sa mère et sans explication « Pas Sidney » (par malice ? en hommage à l’acteur ? on ne le saura jamais). L’autre particularité de Pas Sidney est d’avoir passé deux ans dans le ventre de sa mère avant de mettre le nez dehors –grotesque grossesse qui n’aura eu d’autre effet sur la santé de la génitrice qu’une forte tendance à l’hystérie. Sans père dès sa naissance, Pas Sidney devient orphelin à 11 ans. Heureusement pour lui, sa mère avait le sens des affaires et investi ses maigres économies dans la toute jeune société de Ted Turner, devenu depuis une entreprise de médias florissante. Pas Sidney se retrouve donc à la tête d’une fortune colossale et part habiter chez Turner, homme fantasque au discours aléatoire. Élevé en vase clos pendant quelque temps, il finira par se rendre au collège, ce qui constituera le début de ses ennuis.

Ennuis que je ne décrirai pas plus ici, mais sachez que Pas Sidney, outre les coups de ses camarades, a le malheur d’attirer la bouche de femmes mûres et dominatrices vers son sexe vierge. Plongé sans filet dans un monde dont il ne maîtrise pas les codes, un monde encore gangrené par le racisme, Pas Sidney subit plus qu’il ne vit ses années d’adolescent. Ses quelques tentatives pour s’extraire d’Atlanta, sa ville d’adoption (il est né à Los Angeles), se heurteront à l’ignorance crasse, au racisme viscéral et à la cupidité affamée d’une Amérique qui peine à effacer les traces d’un passé encore fumant où les Noirs n’étaient pas des êtres humains. Si le roman est narré d’un ton plutôt enjoué, certaines scènes évoquant ce racisme résiduel révoltent. On souhaiterait croire qu’Everett exagère, qu’il cherche à toucher notre corde sensible, mais on abandonne bien vite l’idée d’une manipulation émotionnelle, l’accumulation de la haine (y compris la haine de soi chez certaines familles noires) ne la rendant que plus crédible.

Heureusement, Everett allège son propos en aiguillant son héros sur les voies de l’absurde. Témoin ce « don » qui lui permet d’hypnotiser certains de ses interlocuteurs afin de les rallier à sa cause – tout au moins les empêcher de lui nuire. Ou bien sa ressemblance de plus en plus frappante au vrai Sidney Poitier. Ou encore, sa rencontre avec un certain… Percival Everett, professeur de non-sens ! Un Everett personnage qui profère des discours sibyllins, dans lesquels Pas Sidney tente de détecter un sens, une leçon, un savoir. En vain. Autodérision de l’écrivain, qui dit sans complexe à son lecteur : « tout ce que je te raconte n’a aucun sens ». En faisant d’Everett et de Turner les mentors de Pas Sidney, Everett l’auteur semble nous murmurer à l’oreille que le sens de la vie, s’il existe (ce dont il doute visiblement), ne se trouve pas dans les paroles de quelconques maîtres à penser.

Je ne dévoilerai pas non plus l’astuce de construction du roman, premièrement car je ne l’ai pas décelée moi-même, secondement parce qu’il faut bien conserver un peu de mystère. Mais sachez que les fans de Sidney Poitier, l’acteur, devraient prendre leur pied.

Que dire de plus sur Percival Everett, mis à part qu’il présente selon moi une légère ressemblance avec Denzel Washington ?


Oui, bon, non, pas vraiment. On va dire que je ne brille pas par mes talents de physionomiste. Cependant, avant même que je ne pense au physique, sa voix et sa diction m’ont tout de suite fait penser à l’acteur célèbre. Et puis avouez que « Pas Sidney Poitier, écrit par Pas Denzel Washington », ça aurait eu de la gueule…

Que dire de plus, donc, sur Percival Everett ? Que c’est l’un des rares auteurs à m’avoir fait réfléchir sur mon statut de lecteur et sur les clichés que j’emporte avec moi dans ma perception des livres. Avant Pas Sidney Poitier, j’avais lu son roman Glyphe, qui met en scène un bébé au QI démesuré, capable de lire dès ses premiers mois et embarqué dans une aventure rocambolesque, mêlée de réflexions philosophiques pointues dont je n’ai pas saisi le moindre mot. Peu importe, le roman est drôle, inventif, enjoué, un vrai régal. Quelques chapitres après le début, on apprend, de façon tout à fait anodine, que le narrateur – le bébé – est noir (je ne dévoile rien, cela n’a que très peu d’importance dans l’histoire). Il prend alors à parti les lecteurs, sans la moindre animosité, plutôt mû par la curiosité et l’amusement qu’autre chose, et se dit convaincu que la plupart d’entre nous pensait qu’il était blanc. De fait, je ne m’étais posé aucune question et m’imaginais depuis le début qu’il était blanc... Sans parler de racisme, on ne peut que s’interroger sur la façon dont la société blanche dominante façonne nos représentations internes, au point que l’on soit incapable de s’imaginer, spontanément, d’autres modèles (il serait d’ailleurs intéressant de connaître l’expérience de lecteurs noirs à ce sujet). À moins qu’il ne s’agisse d’un simple phénomène d’identification, « je me représente le héros comme je suis, je suis blanc, donc il l’est aussi » ? Mais alors, comment expliquer que j’aie totalement escamoté le fait que la couverture de l’édition française (chez Actes Sud) représente un bébé noir ?...


Ce qui me rassure, c’est que quand j’ai évoqué cette « anecdote » avec Percival Everett, et que j’ai bafouillé dans un anglais approximatif que malgré toute ma bonne volonté, mon ouverture, etc., je devais encore me défaire de quelques stéréotypes, il a répondu : « moi aussi ».

Bref, lisez Percival Everett. Pour ma part, dès que Charybde se réapprovisionne en Désert Américain, je me jette dessus.

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